
Georges-André Chevallaz (1915-2002)
Grandes figures vaudoises
Né en 1915 à Lausanne, mais ayant de fortes attaches avec le Pays-d’Enhaut, Georges-André Chevallaz n’est pas attiré spontanément par la politique. Au cours de ses études de lettres à l’Université de Lausanne, il a même plutôt tendance, avec ses amis de la Société de Belles-Lettres, à s’en moquer et à la tourner en dérision. Il n’adhère au parti radical qu’en 1945 et ce n’est qu’en 1949, en entrant au Conseil communal de Lausanne, qu’il entame le parcours qui le mènera au Conseil fédéral. Entre-temps, il affermit sa vocation d’historien à la fois dans l’enseignement, comme professeur à l’Ecole supérieure de commerce de 1942 à 1955, et dans la recherche, qui lui permet de décrocher un doctorat ès lettres en 1949 et devenir célèbre dans les écoles par ses manuels scolaires. En parallèle, il préside le parti radical lausannois dès 1953.
Directeur de la Bibliothèque cantonale universitaire en 1955, chargé de cours en histoire diplomatique à la Faculté des sciences sociales et politiques la même année, il abandonne cependant ses activités d’historien à la fin 1957, lorsqu’il est élu, dans le même mouvement, municipal puis syndic de Lausanne, succédant au radical Jean Peitrequin. Après un épisode socialiste dominé par la figure de Pierre Graber, syndic de 1945 à 1949, les radicaux avaient reconquis la majorité et inauguré une politique de concorde avec les vaincus d’hier, qui voulaient à tout prix éviter d’être assimilés aux popistes. Chevallaz s’inscrit à merveille dans cette vision des choses et, avec Graber aux finances, il formera un tandem puissant à la tête de la ville. Il démarquera ainsi la radicalisme urbain, contraint à une politique ouverte à l’égard de la gauche, toujours puissante dans la capitale, d’un radicalisme plus campagnard, plus traditionnel. A Lausanne, il conduit la politique des grands travaux d’infrastructure qui caractérise les années 50 et 60, sur la vague de la formidable période de croissance bientôt célébrée comme les « trente glorieuses »: autoroute, rives du lac, épuration des eaux, l’Exposition nationale dont il le vice-président, etc.
Chevallaz incarnera bientôt ce radicalisme, que ses adversaires qualifient de gauchisant, au Conseil national, où il est élu en 1959. A Berne, il s’impose comme l’un des leaders du radicalisme modéré, capable d’unir une fibre sociale développée, base de l’Etat providence qui se construit adossé à la prospérité ambiante, et un patriotisme gage de l’indépendance militaire et spirituelle du pays. A la fois engagé dans la politique militaire et dans les travaux législatifs favorables aux locataires, il est en outre vice-président du parti radical suisse dès 1967, président du groupe radical des Chambres dès 1970 et président de l’Union des ville suisses dès 1966. Au niveau cantonal, il préside le parti dès 1964. Personnalité en vue à Berne, il est déjà pressenti pour le Conseil fédéral en 1966, au lendemain de la démission de Paul Chaudet. Battu, il devra attendre 1973 pour pouvoir savourer sa revanche, lors d’une élection épique où les trois candidats officiels des partis concernés (deux sièges démocrates-chrétiens et un radical sont à repourvoir) mordent la poussière au profit d’outsiders. Dans son sillage émerge une nouvelle génération de radicaux qui sauront se faire respecter à Berne: Jean-Jacques Cevey, Raymond Junod, Pierre Freymond, tôt disparu.
L’ »outsider » Chevallaz reçoit d’abord le Département des finances, où il doit faire face au délabrement continu des finances fédérales, mises à mal par d’ambitieuses politiques d’investissement. Mais son double échec dans l’introduction de la TVA dans le système suisse sonne le glas de sa carrière de ministre des finances. En 1980, il reprend le Département militaire, auquel sa qualité de major le prédisposait. Dans ce cadre, il réorganise les services secrets et le dispositif de résistance, réorganisation qui lui sera reprochée bien après son départ lorsque sera découvert le côté fort mystérieux de la structure mise en place en cas d’invasion du pays. Retraité actif depuis 1983, date de son retrait du gouvernement, il se voue à l’histoire, sa passion première, et milite pour la neutralité helvétique. Ainsi, malgré le devoir de réserve auquel se soumettent les anciens conseillers fédéraux, il n’hésite pas à s’opposer à son ami Jean-Pascal Delamuraz à l’occasion de la votation sur l’Espace économique européen et fera bruyamment campagne pour le non.
Car l’homme politique qu’est Chevallaz n’efface jamais l’intellectuel, l’historien, l’observateur sagace de la politique. Dans la lignée de Maillefer, il symbolise une histoire très marquée par la façon dont doit se gérer l’héritage des pères fondateurs de l’Etat fédéral. Cette lecture de l’histoire sera bien entendu vertement critiquée par la « nouvelle histoire » des années 60 et 70. Pour cette dernière, Chevallaz représente une historien de l’événementiel, qui n’a pas intégré dans sa vision du passé le mouvement profond et mécaniquement progressiste de la société, mouvement appelé à balayer les forces réformistes du radicalisme et à laisser la place à l’avènement d’une société débarrassée de ses miasmes passéistes. Ce reproche sera d’ailleurs également adressé à Maillefer.
A l’appui de cette thèse, on peut admettre que Chevallaz, à l’instar des autres responsables radicaux, a mal perçu la signification réelle du mouvement soixante-huitard. Tout au progrès pragmatique qu’apporte le radicalisme, et qu’il aura contribué, en dépit de son rejet des théories abstraites, à théoriser, il ne peut comprendre que l’on puisse, à quelques décennies de la fin du XXème siècle, d’un siècle meurtri par les totalitarismes, revendiquer la révolution sociale comme accoucheur de l’homme nouveau. Mais l’œuvre d’historien de Chevallaz ne peut se limiter à ce constat. L’ancien conseiller fédéral propose une histoire nourrie de la pratique du pouvoir, qui ne recule ni devant la provocation, ni devant le courage de ne pas emprunter des sentiers mille fois rebattus. En fait, Chevallaz aura été un historien philosophiquement libéral, ennemi des absolus, amoureux des institutions de la Suisse, hostile à tout matérialisme historique. Il s’éteint en 2002.
© Olivier Meuwly, Lausanne 2003