Louis Ruchonnet (1834-1893)

Grandes figures vaudoises


Né en 1834 à Lausanne, Louis Ruchonnet obtient son brevet d’avocat en 1858. Très tôt intéressé par les questions politiques, il se forge vite une philosophie politique au contact de la société d’étudiants Helvétia, pour laquelle il ne ménagera jamais son temps ni ses efforts. Ce bagage politique, il l’enrichit bientôt en fréquentant, dès 1862, la franc-maçonnerie, à laquelle il restera très attaché. Membre de diverses associations politiques, qui pullulent à ce moment, il découvre le métier de journaliste, notamment au Nouvelliste vaudois, le journal de Delarageaz, et au Message populaire, fondé par Abram-Daniel Meystre. Après plusieurs tentatives infructueuses, il est élu au Grand Conseil en 1863, par le cercle de Vallorbe. Réélu en 1866, par Vallorbe et par son cercle de domicile, Lausanne, pour lequel il finira par opter, il accède la même année au Conseil national, après deux échecs. Il est la même année élu au Conseil communal de Lausanne.

Dès 1866, année où il refuse son élection au Conseil d’Etat, Ruchonnet s’impose comme le chef de la jeune génération radicale, aux côtés de Victor Ruffy. Epuisé par des luttes intestines qui ont conduit à l’éviction de Delarageaz et de son gouvernement en 1862, le parti se reconstruit et, sous la conduite de ses deux jeunes chefs, cimente son unité, dans l’héritage des révolutionnaires de 1845. Pour consolider ce renouveau radical, Ruchonnet fonde en 1868 La Revue, avec une escouade de jeunes politiciens, qui constitueront par le suite sa “garde rapprochée”: Antoine Vessaz, préfet, puis directeur de la compagnie de chemins de fer Ouest-Suisse et enfin receveur du district de Lausanne; Emile Paccaud, futur directeur de la Banque cantonale vaudoise; Charles Estoppey, conseiller d’Etat depuis 1866, pour ne citer que les plus importants.

Ruchonnet double en outre son activité politique d’une activité économique non moins dense, avec la fondation, sous les auspices de la Société industrielle et commerciale dont il est un membre actif, de l’Union vaudoise de crédit, en 1864. Cette banque apparaît comme un prolongement de la philosophie mutuelliste que Ruchonnet a très tôt adoptée. Marquée par l’enseignement de Léon Walras, qu’il fera venir à l’Académie de Lausanne, et par les livres d’Hermann Schulze-Delitzsch, le théoricien allemand de la coopérative, cette idée réalise le rapprochement, auquel Ruchonnet aspirera toujours, entre le patronat et le monde ouvrier. Dans le même esprit, il contribuera à la réorganisation de la future Caisse d’épargne et de crédit.

Ruchonnet entre en 1868 au Conseil d’Etat, où il succède à Victor Ruffy, élu au Conseil fédéral. Il reprend de ses mains, après quelques mois passés au Département militaire, le Département de l’instruction publique et des cultes. Il met en œuvre la loi sur l’enseignement primaire préparée par son prédécesseur, puis s’attache à revaloriser la profession de régent, avant de s’attaquer à son grand œuvre scolaire: l’instruction professionnelle et supérieure. Il crée notamment une faculté technique, par l’intégration de l’Ecole spéciale au sein de l’Académie de Lausanne. Il n’essaie pas de transformer la vétuste Académie en Université, car il sait le moment pas assez mûr pour les députés. Mais cette idée deviendra son obsession et il ne cachera pas sa joie immense quand il participera à l’inauguration de l’Université en 1891, comme conseiller fédéral…

Durant cette période, il s’illustre sur d’autres fronts, comme la lutte contre la peine de mort et le renforcement du réseau ferroviaire du canton, avec en ligne de mire la construction du tunnel du Simplon, pour lequel il se battra même comme conseiller fédéral. A côté de ses activités gouvernementales, Ruchonnet s’impose à Berne comme l’un des conseillers nationaux les plus écoutés. Adversaire farouche de la centralisation que nombre de radicaux alémaniques veulent infliger à la structure militaire et juridique de la Suisse, il se bat contre la révision constitutionnelle de 1872, quand bien même il avait lancé le processus révisionniste en réclamant l’abolition de toutes les entraves au droit au mariage. Mais, pour lui, cette révision devait être confinée dans un cadre étroit, que les partisans d’une révision complète sauront habilement faire éclater: la demande de Ruchonnet deviendra la prétexte de la grande révision qu’ils attendent depuis l’échec de 1867. Allié pour la circonstance aux catholiques-conservateurs, qu’il attaque pourtant à propos d’une autre cause qui lui est chère, l’école laïque, Ruchonnet parvient, avec l’appui des autres cantons romands, à faire capoter le projet de révision. Il sait pourtant que son alliance avec les catholiques n’est pas destinée à durer. Les divergences sur le rôle de l’Eglise sont trop profondes. D’un autre côté, il sait que la structure institutionnelle de la Confédération doit être modernisée. Il cherchera donc une solution de compromis avec ses adversaires de la veille et soutiendra de toutes ses forces, et avec succès, le projet de 1874, malgré une certaine hostilité dans son canton.

Il se retire du Conseil d’Etat en 1874, retourne à son étude d’avocat et rejoint les rangs du Grand Conseil, grâce au cercle de Bex, lors d’une élection partielle. Il est désormais le chef incontesté des radicaux et continue à diriger, de fait, le canton, depuis son étude, baptisée le “Grand Bureau”. Très présent sur le dossier ferroviaire, où il doit essuyer les critiques des libéraux-conservateurs à cause de son soutien au très controversé directeur de la compagnie de l’Ouest-Suisse Antoine Vessaz, il prend la tête du combat en faveur de la révision fiscale. Partisan d’une fiscalité progressive, qu’il échoue à faire aboutir par une révision constitutionnelle, il concentre ses forces, avec ses collègues radicaux, sur la défalcation des dettes hypothécaires. Les petits propriétaires, en général agriculteurs, étaient en effet pénalisés par rapport aux autres catégories professionnelles, qui pouvaient déduire leurs dettes mobilières. Le projet passera en 1877, au grand dam des libéraux et de Delarageaz. Celui-ci démissionnera du Conseil d’Etat et la réconciliation des radicaux pourra s’achever, autour de la personnalité rayonnante de Ruchonnet. Privé de l’appui de Delarageaz et de son journal, le Nouvelliste vaudois, et ne possédant que sa Revue hebdomadaire, il s’emploie alors, avec ses plus fidèles amis, à transformer son journal en un quotidien, dont la rédaction sera confiée à Félix Bonjour. En 1878, il réintègre les rangs du Conseil communal de Lausanne, où il s’investit dans le débat sur le choix du site du Tribunal fédéral.

Figure de proue des radicaux romands au Parlement fédéral, il est régulièrement sollicité pour un siège au Conseil fédéral. Non élu en 1870, après le décès de Victor Ruffy, ayant refusé cet honneur en 1875, il tente à nouveau d’échapper à l’appel pressant des radicaux vaudois en 1881. Il doit toutefois se résigner, après le refus d’un radical saint-gallois d’accepter son élection. Pour barrer la route à un conservateur vaudois, il doit accepter. Il ne tardera pas à marquer son temps. Il s’attelle rapidement à de nombreux chantiers législatifs, dès son accession au Département fédérale de justice et police, après une année passé au Département de l’agriculture et du commerce. Dans cette position, son talent fera merveille mais ne masquera pas toujours une profonde ambiguïté de sa pensée, à propos du rôle de l’Etat en matière sociale ou du fédéralisme.

Ardent fédéraliste, il n’hésite pas à assimiler les modifications survenues dans le quotidien des Helvètes et admet la nécessité de procéder à une certaine centralisation du droit suisse. Adepte des collaborations intercantonales, il décide cependant de passer à une vitesse supérieure, non seulement dans le domaine du droit d’affaires, mais également dans celui du droit civil, dont il avait pourtant souligné la dimension avant tout cantonale. Il accompagnera étroitement les travaux d’Eugen Huber, le père du Code civil suisse. Son plus grand succès restera l’introduction de la loi sur les poursuites et faillites, en 1889. C’est un autre de ses talents, le sens de la modération et son esprit de compromis, qui lui permet de régler le cas de Monseigneur Mermillod, qu’il autorise à revenir après son bannissement au plus fort de la crise du Kulturkampf, ainsi que le dossier tessinois. Dans ce canton réputé pour son indiscipline et les crises à répétition qui émaillaient toute opération électorale, il s’engagera pour l’introduction d’un système proportionnel total pour les élections du Grand Conseil et du Conseil d’Etat. Ruchonnet demeurera cependant un farouche adversaire de ce système dans son propre canton… L’esprit de tolérance irrigué par sa foi dans la Patrie, Dieu et le Progrès, imprègne la politique de Ruchonnet dans d’autres sujets à caractère religieux, comme sa défense de l’Armée du salut et son rejet de l’antisémitisme (à propos de l’initiative, qui sera acceptée, demandant l’interdiction de l’abatage rituel). Ruchonnet essaiera également de bien distinguer entre le socialisme pacifique, dont il reconnaît la pertinence de certaines revendications, et l’anarchisme, pour lequel il ne manifestera aucune pitié.

Son parcours fédéral subit quand même quelques échecs. Le plus spectaculaire est la défaite en votation populaire d’un décret instituant une intervention de la Confédération dans l’enseignement primaire, qu’il avait défendu dans l’espoir d’achever le passage définitif de l’instruction publique des mains des ecclésiastiques dans celles de l’autorité civile. Les adversaires du décret dénoncèrent l’ingérence tant redoutée de la Berne fédérale en prophétisant l’émergence d’un “bailli scolaire”. Cette défaite en votation populaire, y compris dans le canton de Vaud, affaiblira un temps la position radicale dans le canton de Vaud, où les libéraux-conservateurs tentent par tous les moyens d’ébrécher la toute-puissance des radicaux. Ruchonnet est en effet resté le maître à penser de ses camarades de parti et c’est toujours vers lui que ses lieutenants se tournent dès qu’un problème survient, dès qu’un conflit de personnes doit être résolu. Il inspirera les actions des radicaux lors des débats constitutionnels de 1884, où les radicaux réapprennent toutefois à se battre ensemble et à imposer à leurs vues.

La chute de son ami Vessaz en 1891, accusé d’avoir touché des pots-de-vin dans une affaire ferroviaire, n’ébranlera pas son magistère moral. On ne sait toutefois s’il soutiendra la réconciliation entre radicaux et libéraux qui suivra la démission de Vessaz de toutes ses fonctions politiques. Ruchonnet mourra en 1893, épuisé, malade depuis longtemps, après une séance du Conseil de la poursuite qu’il avait fondé pour suivre l’évolution de “sa” loi. Il a été président de la Confédération en 1883 et 1890.

© Olivier Meuwly, Lausanne 2003

Publié le 1 janvier 2023

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