Louis-Henri Delarageaz (1807-1891)
Grandes figures vaudoises
Né en 1807 à Préverenges, Delarageaz suit quelques cours comme externe à l’Académie de Lausanne mais échoue dans sa tentative d’accéder au notariat. Il devient arpenteur, travaille à la carte topographique de Guillaume-Henri Dufour et parcourt tout le canton. Intéressé très tôt par les idées communistes qui pénètrent à ce moment le canton, il lit Cabet, Fourier et Proudhon. Il ne tarde pas à témoigner sa sympathie pour ces idées en organisant une bibliothèque populaire à Morges, qui accueille nombre d’adeptes des théories communistes. Est-il lui-même communiste à ce moment? Malgré ses futures dénégations en 1845 et 1847, alors qu’il est attaqué par les libéraux, il est fort probable qu’il ait succombé un temps aux charmes de cette philosophie. Mais il est certain qu’il ne l’est plus lorsqu’il adhère pleinement au mouvement radical, qu’il saura faire prospérer par ses talents d’organisateur, grâce à l’Association patriotique qu’il a créée et qui sera l’un des principaux véhicules de la Révolution dans le canton.
Sur le plan intellectuel, il a fait sienne en revanche à la pensée de Proudhon, avec qui il sera en correspondance et dont il relaiera nombre d’idées dans les futurs débats politiques vaudois. L’anarchisme de Proudhon se matérialise dans le refus d’un Etat de type parlementaire et dans l’acceptation de la propriété à la condition qu’elle soit limitée aux fruits du travail. Ce que veut Proudhon, c’est la propriété collective des moyens de production et il s’opposera avec force à l’autoritarisme professé par Marx. De même, il récuse, contrairement à Hegel, toute idée de synthèse qui annihilerait les contradictions sociales dans un système figé. La méfiance de Delarageaz pour le Parlement s’explique peut-être par son proudhonisme. Mais s’il admire le citoyen de Besançon, c’est, au fil des années, surtout pour les conséquences conservatrices de son discours: respect strict du fédéralisme, modestie d’un Etat qui n’a pas à suppléer toutes les carences de la société, impôt toléré s’il sanctionne la terre seulement. Il n’en demeure pas moins que le Delarageaz qui organise la Révolution que son ami Druey théorise est encore proche des idéaux de gauche, ce que les libéraux ne manqueront pas de lui reprocher. Son soutien aux initiatives les plus radicales de Druey, son idée malencontreuse d’insérer un texte de Cabet dans un almanach destiné aux écoles font de lui une cible idéale pour ses adversaires.
Delarageaz résiste cependant en adoptant une position d’une grande fermeté en tant que conseiller d’Etat. Il avait d’abord refusé d’entrer au gouvernement en 1845, avant de se raviser. Préférait-il continuer à conduire les opérations de l’ombre, lui qui avait l’un de ses principaux animateur de la Révolution avec l’Association patriotique qu’il avait fondée? Quoi qu’il en soit, au faîte du pouvoir, il dévoile une aisance comparable. Véritable patron du gouvernement après le départ de Druey à Berne, propriétaire du Nouvelliste vaudois, il se considère comme le seul à même de préserver les idéaux révolutionnaires contre les menées libérales-conservatrices. Il manifeste toutefois une réelle incapacité à modifier son style de gouvernement ou la ligne que celui-ci a choisie. Il refuse de voir que les demandes d’une réforme fiscale se font plus nombreuses, que l’intransigeance du Conseil d’Etat à l’égard des cultes dissidents commencent à lasser, qu’une révision de la Constitution se révèle désormais nécessaire. Tous ceux qui essaient de relancer ces réformes sont considérés comme des traîtres. De graves maladresse affaiblissent encore son pouvoir. Ainsi, en 1850, une motion exige d’établir une liste d’incompatibilités entre magistrats et fonctionnaires, à la suite de l’élection au Conseil national du juge cantonal Vincent Kehrwand. Sous la pression des libéraux et des radicaux de gauche, le Conseil d’Etat est contraint de présenter un projet de loi au Grand Conseil. Au cours de débats parlementaires passionnés, et dans l’espoir d’infliger une défaite à ses contradicteurs, il alourdit volontairement la liste des fonctionnaires inéligibles. Malgré un engagement massif du gouvernement, la loi est toutefois plébiscitée par le peuple! Delarageaz avait bâti son pouvoir sur sa connaissance intime du canton; elle le lâche maintenant. Son mépris pour les besoins particuliers de la capitale est à ce titre exemplaire.
Dès ses débuts au Grand Conseil, en 1841, Delarageaz est suspecté de promouvoir les intérêts de la campagne au détriment de ceux de Lausanne. La question ferroviaire alimente ce soupçon, malgré ses répétées protestations de bonne foi. En 1856, la décision du Conseil d’Etat de défendre la ligne Genève-Yverdon-Morat-Berne, en lieu et place de celle transitant par Lausanne et Fribourg, est considérée comme une provocation. L’affaire va jusqu’au Conseil national, qui donnera raison à la ville, entre-temps mise sous régie par le gouvernement: amère défaite pour Delarageaz, qui tient aussi difficilement le canton que son parti, dont seule la présence de Druey avait d’ailleurs maintenu la cohésion. L’aile modérée se rapproche des libéraux, en même temps que les radicaux de gauche d’Eytel, pour des raisons tactiques. Delarageaz réussit certes à torpiller une demande de révision de la Constitution en 1859, mais la victoire est courte, alors que le gouvernement y a investi tout son prestige.
Discrédité, Delarageaz ne peut empêcher une nouvelle demande d’aboutir, en 1861. Il n’aura que peu de prise sur les travaux constitutionnels, conduits intégralement par les libéraux et les radicaux de gauche, qui savent se coordonner et ne pas se diviser. Leur union joue encore lorsqu’il s’agit d’élire le nouveau gouvernement. Ils renversent sans rémission l’équipe de Delarageaz et installent au pouvoir trois libéraux (Jan, Roguin, Cérésole), trois radicaux sans lien avec le gouvernement déchu (Berney, Duplan, Joly) et un radical de gauche (Eytel). Ce gouvernement, trop hétéroclite, est cependant fragile, ce que sent bien le conseiller déchu. A la première erreur de ses adversaires, il sait pouvoir amorcer sa reconquête du pouvoir.
A Berne, Eytel a demandé une étude sur le Gothard pour pouvoir mieux soutenir le Simplon, cher aux Vaudois. Delarageaz bondit sur l’occasion. Pour lui, il s’agit d’un appui déguisé en faveur du Gothard, donc d’une trahison. Eytel se défend, et démissionne, dans l’espoir de se faire réélire immédiatement. Mais Delarageaz a manœuvré et lance dans la course un jeune avocat de ses protégés, et déjà reconnu comme une personnalité remarquable par toutes les composantes du Grand Conseil: Victor Ruffy. Ce dernier l’emporte, au grand dam d’Eytel. Pour Delarageaz, c’est un lent retour en grâce qui commence, et qui culminera dans son prochain retour aux affaires. Réélu laborieusement au Conseil d’Etat en 1866, après les désistements de Ruchonnet et de Duplan, il y reste jusqu’en 1877. Il retrouve la question de chemins de fer, qui ne cesse de se complexifier et, à la tête des travaux publics, il œuvre aux infrastructures dont le canton a besoin.
Son heure de gloire est toutefois passée. Le jeune parti radical, qui se réorganise autour de Ruffy et de Ruchonnet, prend ses distances du vieux révolutionnaire, de plus en plus emprisonné dans une vision conservatrice de la société, que les radicaux ne peuvent partager. Et à partir de 1868, il doit supporter la présence au Conseil d’Etat de Ruchonnet, qui s’émancipe vite de sa tutelle. Peu actif à Berne, il suit néanmoins le nouveau chef du radicalisme dans son acceptation de la Constitution fédérale de 1874, malgré ses doutes, sa peur de la perte de souveraineté des cantons. D’un fédéralisme de plus en plus exclusif, il se sépare de toutes les initiatives des radicaux. La question fiscale provoquera une scission définitive entre lui et son parti. Hostile à toute réforme qui accroîtrait la charge fiscale, à l’instar des libéraux et de Proudhon, il s’oppose à Ruchonnet et à la jeune garde radicale sur la question de la défalcation des dettes hypothécaires. La votation populaire tourne à l’avantage des radicaux. Delarageaz démissionne et finit la législature du Conseil national sur les bancs des libéraux. Le divorce avec les radicaux est consommé et le départ de Delarageaz favorisera la réunion définitive de tous les radicaux autour de la personnalité charismatique de Ruchonnet. Il se retire dans sa propriété de Préverenges, ne réinvestit le champ politique que pour condamner le projet constitutionnel de 1885 et décède en 1891.
© Olivier Meuwly, Lausanne 2003