
Pierre Rochat (1899-1944)
Grandes figures vaudoises
Né en 1899 à Lausanne, Pierre Rochat accomplit ses études en droit à l’Université de Lausanne, puis à Paris, Berlin et Kiel, études qu’il couronne par un doctorat. Inscrit au barreau vaudois, il ne pratique guère son métier d’avocat. En 1928, il est appelé par le conseil d’administration de La Revue à succéder à Félix Bonjour, qui achève un demi-siècle d’activité pour le journal radical. L’arrivée de Rochat à La Revue, puis au secrétariat général du parti radical, coïncide avec l’avènement d’une nouvelle génération de radicaux. Avec Eugène Hirzel, plus tard avocat et conseiller national, et Rodolphe Rubattel, futur conseiller fédéral, Rochat amène une nouvelle vision théorique à un radicalisme empêtré, au sortir du premier conflit mondial, dans son allégeance traditionnelle à l’Etat façonné par les pères fondateurs de la Suisse moderne alors qu’éclate une crise sociale où les classes moyennes, porteuses habituelles des idéaux radicaux, se sentent déchirées entre un libéralisme sur le point de s’écrouler avec le krach de Wall Street et un socialisme apparenté au bolchevisme.
Tous trois issus des rangs de l’Helvétia, tous trois passés par l’activité journalistique, Hirzel, Rubattel et Rochat vont incarner cette jeunesse bourgeoise qui cherche une réponse inédite à des antagonismes sociaux à leurs yeux gangrenants. Etudiants, ils critiquent durement la bourgeoisie, à qui ils reprochent sa lâcheté face aux revendications gauchistes. Sur le plan philosophique, ils se distancient de l’Etat tel qu’il s’est développé depuis la fin du XIXème siècle et repèrent les fondements d’un nouvel ordre social dans le corporatisme, remis au goût du jour par le conservatisme catholique, puis récupéré par la Ligue vaudoise. Dans sa volonté de dépasser la lutte des classes et de réconcilier le capital et le travail, le corporatisme éveille de réels espoirs dans la jeunesse radicale.
Peut-être influencé par son directeur de thèse, le fascisant Pasquale Boninsegni, Rochat se distingue, dès son début de carrière, par un engagement très marqué à droite. Son intérêt pour le corporatisme se double en effet d’une participation à diverses ligues patriotiques, au début des années 30, et à des mouvements antisocialistes, comme le Redressement national, dès sa fondation en 1936. Il est également proche de la Ligue vaudoise, bien que cette dernière, hostile à la vie parlementaire, finisse par le critiquer, comme elle a toujours vilipendé tous les acteurs de la vie politique. Nombreux sont d’ailleurs les radicaux qui, à l’instar de nombreux ténors libéraux, apercevront dans le corporatisme une réponse à la question sociale: outre Rubattel et Hirzel, qui jouera un rôle important au sein du parti radical suisse et sera membre du comité du Cercle démocratique, on peut citer Marcel Pilet-Golaz, le futur président du parti Henry Vallotton et moult députés éminents, comme Henry Cottier, futur conseiller national, président du Cercle démocratique et défenseur acharné du petit commerce, gravement touché par la crise, ou Arthur Freymond, syndic de Lausanne et cofondateur des Groupements patronaux vaudois. Ce dernier s’échinera à démontrer que le corporatisme ne peut réellement s’épanouir que sous l’aile démocrate, et non sous un régime totalitaire.
Rochat déclare son adhésion au corporatisme en 1927, montrant clairement l’apport que constitue cette doctrine par rapport à celles défendues par les « vieux » radicaux, enlisés dans un système discrédité par la guerre. Il essaie assez rapidement toutefois de se démarquer du corporatisme défendu par un Gonzague de Reynold ou par Ordre et Tradition, le pilier idéologique de la Ligue vaudoise. Initialement intéressé par l’expérience italienne, il en dénonce maintenant les accents par trop étatistes qui s’en dégagent. Il veut un corporatisme intégré dans les jeux politiques classiques et ne peut dissocier sa vision de la société, bien que critique, du radicalisme des pionniers, de Druey, de Ruchonnet. Pour lui, le Parlement demeure la clé de voûte de l’édifice politique suisse et le corporatisme doit cimenter l’union des classes. Il entre d’ailleurs au Grand Conseil en 1929, puis au Conseil communal de Lausanne en 1931.
Ainsi s’explique le sentiment de rejet viscéral qu’éprouve Rochat envers le socialisme et le parti agrarien, fondé en 1921. Ceux-ci lui apparaissent comme des partis destinés à scinder le corps politique vaudois, à le segmenter, au détriment de ses intérêts. C’est la même ligne d’interprétation qui oriente Rochat, et les radicaux unanimes, contre le scrutin proportionnel, un système diviseur, et accessoirement ennemi de l’omnipotence radicale au sein des Conseils de la nation… La doctrine de Rochat n’est cependant pas exempte de contradictions, propres d’ailleurs à l’ensemble de la pensée corporatiste. Antiétatiste, il n’exclut pas d’emblée l’intervention de l’Etat, qu’il ne veut priver de ses moyens. Ainsi refuse-t-il de soutenir, par exemple, l’abolition de l’impôt sur les successions que revendiquent les libéraux. De même, il est partisan des assurances sociales et ne conteste pas une aide de l’Etat au secteur touristique, qui sort sinistré de la crise.
Ce type d’antinomie pénalisera toutefois la réception du corporatisme par la base radicale. Celle-ci, au contraire d’une grande partie des dirigeants du parti, reste fidèle au radicalisme empreint d’un libéralisme modéré, qu’incarne le conseiller d’Etat Porchet. Le corporatisme sortira d’ailleurs discrédité par l’expérience fasciste et n’aura influé sur la vie politique vaudoise que de manière indirecte: en accréditant sans doute l’idée de la Paix du travail dans les milieux patronaux et en impulsant l’adoption d’une loi sur les allocations familiales en 1942, pionnière en Suisse. Le Rochat politicien ne pâtit pas des contradictions corporatistes: il est élu à la Municipalité en 1931, mais n’est pas renouvelé dans ses fonctions en 1933; Lausanne vient de passer à gauche et son « droitisme » est fort mal vu dans la capitale vaudoise… Désavoué dans sa ville, Rochat s’impose néanmoins autant au niveau cantonal que fédéral. Conseiller national dès 1931, il siège au comité directeur du parti suisse. Son prestige aurait dû le conduire au Conseil fédéral. Hélas, en 1944, un accident de vélo au retour d’une Assemblée générale des Anciens Helvétiens brise nette sa carrière. Il reviendra à Rodolphe Rubattel de reconquérir le siège vaudois à Berne, qu’avait abandonné Pilet-Golaz en 1944.
© Olivier Meuwly, Lausanne 2003