Gabriel Despland (1901-1983)

Grandes figures vaudoises


Né en 1901 à Echallens, issu d’une famille de notables locaux et de députés, Gabriel Despland commence ses études à Lausanne, où il entre à Helvétia, avant de les achever en 1926 à Berne, avec un diplôme de vétérinaire. De retour dans sa ville natale, où il exerce sa profession, il entame sa carrière politique. Syndic en 1933, il est élu au Grand Conseil l’année suivante et présidera cette assemblée en 1943. Parlementaire cantonal au cours de ces années 30 qui voient fleurir les appels à une réforme fondamentale des institutions, il ne se laisse pas entraîner dans les visions des Rochat, Rubattel et autres Vallotton. Comme tous ses collègues radicaux, il éprouve cependant une haine farouche du communisme et, en 1937, apparaît parmi les promoteurs d’une initiative anticommuniste, qui sera plébiscitée par le peuple.

Elu au Conseil national en 1941, il est envoyé représenter le canton de Vaud au Conseil des Etats dès 1943. Il quitte Berne en 1944 déjà, avant d’y retourner en 1947. Il y siège jusqu’en 1967 et préside ce corps en 1960. Mais c’est en tant que conseiller d’Etat, mandat qu’il obtient en 1944 justement, qu’il donnera la pleine mesure de son talent. Despland incarne la nouvelle génération radicale, qui arrive maintenant à maturité, dans le sillage de Pilet-Golaz qui s’est précocement imposé à Berne. Son avènement a toutefois été retardé par la situation qui règne dans le canton. La génération surgie à la fin des années 20 a dû supporter l’immobilisme des conseillers élus au début des années 20, et qui n’entendent pas retirer de sitôt. Bosset a été élu en 1922, Porchet en 1920 et Edouard Fazan en 1924. Leur refus de céder leur place, et leur omnipotence, attisent les rancoeurs; et il n’est pas exclu que le corporatisme affiché par nombre de cadres du parti n’ait guère incité la « vieille garde » à s’écarter: la majorité du parti, paysanne, s’identifiait peu aux théories de ses jeunes dirigeants…

Quoi qu’il en soit, alors que la guerre tire à sa fin, l’heure du départ des caciques du parti a sonné. La voie est libre pour les anciens chevau-légers de la droite radicale. Bosset est remplacé en 1946 par Chaudet; à Porchet succède, en 1944, Rubattel et à Fazan, la même année, Despland. En 1947, ils seront rejoints par Paul Nerfin, un financier avisé et directeur de la Banque cantonale de 1951 à 1961. Tout de suite, Despland se distingue par ses qualités d’homme d’Etat. D’abord chef du Département des travaux publics, il migre ensuite au Département de l’intérieur, où plusieurs gros dossiers l’attendent. Il règle d’abord le statut de la fonction publique et freine les profondes réformes de l’administration que réclament les libéraux et la Ligue vaudoise, quitte à gourmander certains de ses amis politiques, désireux de secouer eux aussi ce que la droite vaudoise appelle l’inertie administrative. Comme ses prédécesseurs, Despland montre la faible marge de manœuvre que possède en fait le politique et démontre que l’administration est gérée de façon efficace.

Despland est toutefois un magistrat visionnaire. Inquiet par la perte d’influence qu’enregistre son parti, il est prêt à plier sur deux terrains sur lesquels les radicaux avaient brillé par leur intransigeance: le suffrage féminin et la suffrage proportionnel. Despland se déclare prêt à lâcher du lest, à condition qu’il puisse tenir sous contrôle ces deux importantes réformes. Une première tentative d’introduire le suffrage féminin échoue en 1951, mais Despland sait être patient. Et dès que la Confédération initie un projet modéré de vote des femmes, Despland greffe sur le projet fédéral un droit de vote complet au niveau cantonal, un droit que le canton de Vaud est en définitive le seul à accepter en Suisse, en 1957. Son parti sera mal récompensé de son audace, puisqu’aux élections suivantes, il apparaîtra comme le grand perdant de l’opération… Le système proportionnel débarque en deux étapes. Réclamé depuis la fin du XIXème siècle par les libéraux et la gauche, puis par les agrariens, le radicaux avaient toujours fait front, avec l’appui de l’électorat. Cette position n’est toutefois plus tenable; Despland l’a compris. En 1946, une première étape, modeste dans son contenu mais avec l’accord de la gauche qui sait jouer de la politique des petits pas, est franchie et, en 1960, toujours avec le soutien des socialistes, une seconde réforme est réalisée, plus dense. Habile, Despland découpe cependant le canton en trente arrondissements qui permettront au parti radical de conserver nombre de ses bastions. Ce système subsistera jusqu’en 1998.

C’est à Despland, retiré du Conseil d’Etat depuis 1961, que reviendra l’honneur de présider l’événement qui marquera l’apogée de la société de consommation issue de l’après-guerre: l’Exposition nationale de 1964. Symbole du consensus bâti sur une prospérité considérée comme éternelle, reflet d’une société qui se contemple dans la satisfaction d’avoir porté la Suisse à un niveau de vie jamais atteint auparavant, l’Expo n’évite pas un certain triomphalisme et se ferme aux voix discordantes. Elle reflète la frénésie d’investissements grandioses de l’époque, qui culminera bientôt, dans le canton, avec la construction du CHUV et le transfert de l’Université à Dorigny, sous la houlette du conseiller d’Etat radical Jean-Pierre Pradervand. Et pourtant, cette ère bienfaitrice touche à son terme; la croissance va bientôt connaître ses premiers ratés; la crise mijotera encore une décennie avant d’éclater. Une page est en train de se tourner. Les radicaux, qui tiennent les principaux leviers du Conseil d’Etat au sein d’une formule magique inaugurée en 1962 et qui sera appelée à durer jusqu’en 1994 (trois radicaux-un libéral-un agrarien-deux socialistes), perçoivent toutefois mal les nouvelles réalités.

Certes, l’entrée des socialistes au gouvernement en 1945 avait déjà ébréché le monopole de la droite, mais celle-ci avait compris qu’avec la nouvelle donne de l’après-guerre, le pouvoir devait s’ouvrir. Les radicaux, et leurs alliés libéraux, avaient eu la sagesse d’accueillir un représentant de la gauche sans la pression des urnes, tandis qu’ils dominaient largement le Grand Conseil. La rupture qui prolongera l’Expo pour éclater à la fin des années 60 sera d’un autre ordre: foncièrement libertaire dans ses revendications philosophiques, plus diffus dans son expression politique, 68 veut congédier les systèmes de pouvoir traditionnels, ce que n’exigeaient nullement les socialistes de l’après-guerre, talonnés par les communistes. Les partis réagiront très empruntés à ce défi. Les radicaux, logiquement désireux de pérenniser leurs positions, auront en face d’eux une situation en apparence inchangée mais, dans ses entrailles, profondément bouleversée. Les radicaux des années 70 tarderont à prendre conscience de la mesure du changement. Despland décède en 1983.

© Olivier Meuwly, Lausanne 2003

Publié le 1 janvier 2023

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