Henri Druey (1799-1855)

Grandes figures vaudoises


Né en 1799 à Faoug, Henri Druey accomplit un cursus normal pour tout étudiant suisse désireux d’approfondir ses connaissances acquises dans l’une des Académies helvétiques. Il part à Tübingen, puis à Heidelberg, où il adhère au mouvement estudiantin de la Burschenschaft, et à Berlin, où il fréquente les cours du philosophe Hegel. Son enseignement le marquera profondément. Tentant de théoriser l’Etat comme la réponse aux débordements démocratiques de la Terreur et à la nostalgie d’un Ancien Régime honni, Hegel échafaude une structure institutionnelle capable d’intégrer ordre et liberté. Le jeune Druey est rapidement convaincu. Il essaiera dès lors de concevoir l’Etat comme une synthèse des divers courants qui peuvent sillonner à un moment donné une société quelconque, en fonction de ses caractéristiques propres. Garant de la liberté, mais sachant la subordonner aux intérêts supérieurs de la collectivité sans l’étouffer, l’Etat hégélien apparaît à Druey comme la base de l’épanouissement de l’individu au sein de la société, dans ses aspirations économiques et morales.

C’est dans cet esprit que Druey, lorsqu’il revient en terre vaudoise, après avoir prolongé son périple à Paris et à Londres, se tourne, dès son élection au Grand Conseil en 1828, vers le parti de Jules Muret. Ce dernier s’est dans une large mesure délesté de l’esprit libéral qui guidait les Pères de la patrie au moment où fut constitué le premier gouvernement vaudois, après la promulgation de l’Acte de Médiation. Il avait laissé son gouvernement s’enfoncer dans une forme d’oligarchie qu’avait peut-être favorisée la Constitution, à forts relents aristocratiques, que le canton avait dû adopter en 1814. Mais, en 1828, ce type de gouvernement semble encore bien convenir au peuple vaudois, sinon aux élites libérales qui dominent l’Académie, le Saint ministère et le commerce, et rien ne paraît devoir lui être imposé contre son gré. C’est du moins ce dont se persuade Druey, encore empli du conservatisme peu démocratique vers lequel a évolué la philosophie hégélienne. Il ne changera d’avis qu’à la veille de la Révolution du 18 décembre 1830, où il rejoint, sans joie, le camp libéral, qui exige une Constitution plus démocratique, plus ouverte aux nouvelles forces sociales qu’il incarne. De fait, seront introduits notamment le suffrage universel masculin et le référendum obligatoire en matière constitutionnelle.

Elu au Conseil d’Etat en 1831, après avoir fonctionné un an comme juge d’appel, Druey déclarera lui-même avoir fait de l’opposition au sein du collège gouvernemental. Rien ne l’attache au libéralisme urbain et académique qui caractérise les nouveaux gouvernants. Il a déjà franchi une nouvelle étape. Il a peu d’estime pour le libéralisme qui prétend gouverner dans un tiède juste-milieu, inapte à traduire dans le concret ses intentions initiales. S’il collabore avec lui pour le réforme de l’organisation scolaire, Druey s’en distancie en matière économique, sociale et démocratique. Comme réponse à l’antinomie libéralisme-socialisme qui se répand dans les années 1830, Druey veut maintenant un renforcement de l’Etat, muni de garanties sociales et démocratiques fortes. Il théorise ainsi la doctrine radicale, dès les années 1834-1835, en termes hégéliens, comme la synthèse entre le vrai libéralisme et le vrai socialisme. On peut ainsi dire que Druey « démocratise » la pensée hégélienne, en ajoutant un « étage » démocratique à une construction qui en était dépourvue.

Ses premiers combats sont autant d’échecs, comme l’élection des sous-officiers par la troupe ou la création d’ateliers nationaux: seuls Delarageaz et François Briatte, parmi les rares radicaux du Grand Conseil, conseillers d’Etat en 1845, le soutiennent. Mais peu importe. Dès 1836, il reprend le Nouvelliste vaudois du libéral Charles Monnard et en fait le vecteur de ses idées. En matière religieuse, il parvient à subordonner plus solidement les pasteurs à l’Etat, ce qui ne l’empêche pas de se battre aux côtés de Monnard pour la liberté de conscience. Les radicaux, dès le début des années 1840, dans le canton de Vaud, vont toutefois mener une politique d’opposition plus marquée au gouvernement libéral. Rejoint au Conseil d’Etat par Louis Blanchenay, puis par Béat de Weiss, il dirige maintenant une forte minorité qui va exercer une pression croissante sur un gouvernement timoré et peinant à conjuguer ses projets réformistes, notamment en matière scolaire, avec son refus d’envisager la question sociale sous un angle nouveau. Sur le terrain, les assemblées populaire se multiplient, qui réclament des réformes plus tranchées, notamment dans l’organisation des élections. Malgré le suffrage universel, elles s’étendaient sur plusieurs jours et privaient de fait maints individus peu fortunés du droit de participer à la nomination du Grand Conseil.

L’affaire de l’expulsion des Jésuites du canton de Lucerne, qu’exigent les radicaux vaudois, mettra le feu aux poudres. Face à des libéraux hésitants, qui ne veulent s’ingérer dans les affaires d’un canton confédéré, les radicaux font circuler des pétitions, attisent la colère populaire. En février 1845, la Révolution éclate et renverse le Conseil d’Etat. Un gouvernement provisoire est institué, avec Druey à sa tête. Puis sera élu un Grand Conseil constituant et un gouvernement, dont Druey sera la figure tutélaire. De nouveau, au sein de l’organe constituant, Druey tente de faire passer ses revendications les plus audacieuses, comme le droit au travail, le jury civil, l’impôt mobilier.

Le Grand Conseil issu de la Révolution est toutefois modéré et ne veut entendre parler d’une refonte des institutions sociales et politiques du canton. Druey préserve néanmoins sans difficulté son pouvoir, même si les attaques des libéraux se font de plus en plus rudes. Il faut dire que Druey n’y va pas de main morte, purge l’administration, la justice et l’Académie. Puis il s’en prend à l’Eglise nationale et renvoie tous les ministres qui ne veulent se soumettre au nouveau régime. Les dissidents fonderont en 1847 l’Eglise libre. Les aspects « gauchisants » du programme radical excitent de plus en plus l’aigreur des libéraux, qui cherchent maintenant à se venger. Ils tentent de faire passer les chefs radicaux pour des agents du communisme et de l’athéisme. Druey, et son fidèle lieutenant et ami Delarageaz, doivent se battre, se justifier. Ils l’emportent à chaque fois, mais le climat s’alourdit, d’autant que le camp radical, assez hétérogène, ne peut suivre systématiquement les hautes spéculations métaphysiques de son chef.

Elu en 1848 au Conseil fédéral, Druey laisse un canton perclus de tensions. Son prestige s’en ressent et c’est non sans hésitation qu’il accepte de quitter Lausanne. Ses préoccupations l’orientent néanmoins pleinement vers les questions fédérales. Ses difficiles combats cantonaux ne l’ont jamais empêché de s’activer sur la scène nationale, encore brûlante des combats du Sonderbund. Déjà député à la Diète en 1832, puis de 1839 à 1841 et de 1845 à 1847, après avoir été éliminé de la délégation vaudoise à cause de ses opinions pendant six ans, il connaît bien la politique fédérale. Druey s’était de plus rapidement distingué comme l’un des instigateurs du mouvement radical suisse, qui se bat depuis 1832 pour une révision du Pacte fédéral. Très actif au sein de la Société de sûreté nationale (Schutzverein), il avait contribué à la fondation de l’Association nationale en 1834, et, avec d’autres Vaudois comme Jean-Louis-Benjamin Leresche, en avait fait la matrice du mouvement radical vaudois.

Les débats qui déboucheront sur la Constitution de 1848 lui donnent l’occasion de mettre en pratique sa conception de la Confédération, bien qu’il ne puisse imposer toutes ses vues. Pour lui, la Confédération doit absolument être dotée d’une structure plus centralisée et il s’oppose au système bicaméral que défendent James Fazy et son ami le Lucernois Ignaz-Paul-Vital Troxler, l’un des plus importants théoriciens du radicalisme alémanique et ancien élève de Schelling. Il devra reculer sur ce point, chagriné. Au Conseil fédéral, où il occupe le Département de justice et police en 1848, 1849 et 1852, le Département politique en 1850 et le Département des finances en 1851 et de 1853 à 1855, il n’admet qu’un droit d’asile sévèrement réglementé, au risque de devoir renvoyer des révolutionnaires proches de ses amis politiques ou qu’il appréciait personnellement, comme Mazzini. Son attitude dure en matière d’asile lui vaudra une rancune tenace de la part de nombreux radicaux vaudois, comme Jules Eytel. Président de la Confédération en 1850, il s’éteint en 1855.

© Olivier Meuwly, Lausanne 2003

Publié le 1 janvier 2023

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